Et pourtant, aujourd’hui prolifèrent les médias intimes dans lesquels de tels sacrifices sont absents.
En effet, sur internet se répand un genre de contenu qui présente des activités ou discussions des plus banales. Souvent les spectateurs sont invités à se livrer à la même activité ; manger en regardant un livestream ou l’on mange, participer à une discussion mondaine avec le médiateur, mais toujours d’une façon limitée par cet écart de pouvoir et de représentation intime en faveur de ce dernier.
Celui-ci possède un statut vis à vis de son public qui peut varier. Certains sont des gourous, d’autres des boucs émissaires ridicules, mais ils sont toujours le centre absolu de l’attention. Ainsi coagulent sur les plateformes de streaming un ensemble de sectes ou d’anti-sectes, fondées sur la beauté, la laideur, la brillance, la crétinerie, bref sur quelque trait exubérant — parfois à peine exagéré — du médiateur, qui se contente en général d’agir selon son bon plaisir.
Portés à l’extrême (certains streams proposent de “passer une journée” en compagnie d’un influencer) ces formats médiatiques deviennent de quasi parfaites simulations d’un contexte social normal, mais qui présentent une inégalité dans la pénétration réelle de l’intimité et le rapport de pouvoir induit.
Tandis que l’influencer est la par l’esprit, l’image, la voix et souvent le contexte physique (et bientôt — faut-il l’espérer ?- l’odeur) le spectateur est réduit à un pseudonyme et un chat textuel strictement modéré. Alors que l’influencer contrôle entièrement l’accès au média par le spectateur, ce dernier ne peut qu’espérer rester en ses bonnes grâces.
Imagez que chaque lundi vous vous rendiez à une soirée d’une vingtaine de personnes. Rien ne s’y passe de particulier : on y mange et boit un coup, on discute. Mais l’hôte se donne un rôle central : il est assis sur un beau siège bien éclairé, à la vue de tous les autres convives qui forment un cercle autour, dans la pénombre. L’hôte choisit tous les sujets et les interromps à tout moment, joue seul à des jeux vidéo sur un écran géant, et parle dans un micro. De plus il a le droit de faire taire définitivement voire exclure tout autre convive selon son bon vouloir. Même si l’hôte était très charmant ou drôle, souhaiteriez-vous vraiment participer à cette soirée ? Pourrait-il justifier un tel pouvoir, une telle captation de l’attention, sans avoir préparé un spectacle digne d’intérêt ? S’il est évident de répondre “non” lorsqu’on imagine un contexte réel, dans des contextes virtuels ce genre d’évènements concerne quotidiennement des millions de personnes. Encore pire : certaines de ces cyber-soirées dictatoriales consistent à moquer et dégrader l’hôte, qui choisit de s’exposer ainsi.
Ce format médiatique, dont la production est facile (et donc profitable), fait émerger une socialité de la médiation permanente, ordinaire, factice et contrainte. Toujours la présence corporelle y est soit supprimée soit exaltée, et y sont maîtres ceux qui n’hésitent pas à travestir et simuler leur intimité entière, pouvant réduire à souhait le corps de leurs fascinés.
Pour fuir cet archipel de petites dictatures intimes, voici deux tenants d’un hygiène virtuelle possible :
- D’abord, la recherche de la qualité telle que décrite plus haut, forcément rare car requérant les rares artistes capables d’un tel prodige : le principe du spectacle-luxe
- Ensuite, le reste du temps, l’évitement de ce rapport inégal dans la pénétration de l’intimité et la répartition du pouvoir : le principe d‘accès intime réciproque dans le virtuel
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